Une poupée “à peu près comme” Lilli
Ruth Handler a toujours admis avoir ramené Lilli en Amérique et que Barbie avait été inspirée par la poupée allemande. Pourtant, elle insiste sur le fait que les ressemblances entre les deux poupées ne sont qu’approximatives. Dans une interview récente avec Radio 4, elle insista particulièrement sur le fait qu’elle avait spécifiquement demandé aux fabricants japonais de faire une poupée “à peu près comme” Lilli. Pourtant, quant on met Lilli et la première Barbie l’une à coté de l’autre, elles sont pratiquement identiques.
Rolf Hausser, évidement, n’avait aucune idée qu’une version de sa Lilli, portant des vêtements américains et rebaptisée, atteignait les sommets des ventes de jouets aux USA. “ Je ne savais rien de ce qui se passait en Amérique. Nous n’avions même pas de radio et il n’y avait rien ici dans les journaux concernant Barbie.”
La première fois qu’il entendit parler de Barbie ce fut en entrant dans un magasin de jouets à Nuremberg en 1963. Il y avait là tout une sélection de poupées Barbie, et quand j’ai demandé au marchand si je pouvais en acquérir une, il me répondit que oui, mais seulement en la commandant en Italie.
“Je suis devenu fou de rage quand j’ai vu cette poupée. C’était ma Lilli avec un nom différent. Qu’avaient fait ces gens-là? Est-ce qu’ils avaient volé ma poupée? Je ne savais pas ce qui s’était passé.”
L’année suivante, en 1964, huit années après que Ruth Handler avait emporté Lilli en Amérique, et cinq années après que Barbie avait été mise en vente en Amérique, Rolf Hausser vit un grand encart publicitaire dans les journaux allemands annonçant l’arrivée de Barbie en Allemagne. Peu après, à la foire annuelle du jouet à Nuremberg, il vit sur le stand de Mattel une grande sélection de poupées Barbie. “J’étais furieux de voir qu’ils avaient volé ma poupée de cette façon, mais j’étais loin de savoir à quel point elle était déja populaire”.
Il prit la décision de poursuivre Mattel en justice dans tous les pays d’Europe où Barbie était vendue. Toujours sans connaître l’immense succès qui était celui de Barbie aux USA, et encore moins quel phénomène elle était sur le point de devenir, il s’inquiétait terriblement de pouvoir préserver sa zone d’influence sur le marché européen. Mais son frère Kurt, conscient de la puissance du fabricant de jouet concurrent, réussit à le persuader que porter Mattel devant la justice serait ruineux financièrement pour eux, leur petite entreprise allemande ne faisant pas le poids. Au lieu de cela, il suggéra que O&M Hausser vendisse le brevet de la poupée - ce qui était probablement la pire chose que pouvait faire la compagnie.
“Je n’avais pas d’autre choix que de vendre le brevet,” avoue Hausser, avec une grande amertume.“Dèja à l’époque Mattel était une entreprise multi-millionnaire et moi, en comparaison je n’étais rien. Un juge ayant mon brevet dans les mains avec la preuve que Barbie était ma Lilli, aurait de toutes façons décidé en faveur de Mattel.” Et il ajoute :” Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais été en justice juste pour le principe. Mais mon frère Kurt me refusa son aide, il soutenait que le résultat serait un désastre financier."
Marie-Françoise Hanquez-Maincent, une historienne française qui a fait des recherches sur Lilli et Barbie et a écrit un livre : “Barbie, Poupée Totem”, pense que la vraie raison relève d’un parti-pris anti allemand- “Herr Hausser...” me dit-elle, “...croyait fermement que personne ne lui donnerait raison parce qu’il était allemand. Ce n’était pas très longtemps après la guerre, rappelez-vous”.
Mme Hanquez-Maincent fait aussi remarquer qu’après la Seconde guerre mondiale, les fabricants de jouets américains étaient déterminés à éliminer de la compétition les fabricants européens, et plus particulièrement les allemands.
“Les fabricants allemands avaient eu la suprématie dans le domaine des jouets avant la guerre et dans l’après-guerre, les entreprises américaines redoutèrent un retour des consommateurs vers les jouets fabriqués en Allemagne. Il y eut une campagne de front pour convaincre les consommateurs américains d’acheter des poupées et des jouets américains” dit-elle, en me montrant une publicité américaine de l’époque qui stipulait: “Evitez une tragédie de l’enfance - Une poupée cassée. Achetez des poupées fabriqués en Amérique”.
Bien sûr, personne n’accuse Mattel d’avoir délibérément essayé d’éliminer les fabricants allemands du marché. Et en parlant à Hausser, on ne peut s’empêcher de penser que cela lui est trop douloureux d’admettre, publiquement au moins, la part que ses propres erreurs d’homme d’affaires ont pu jouer dans les évènements qui l’obsèdent toujours des années après.
“Un jour, peu après la foire aux jouets, un homme est entré dans mon bureau en disant qu’il venait des Pays-Bas pour acheter les droits de ma Lilli:” se souvient-il. “Il refusa de me dire pour qui il travaillait, mais j’étais convaincu que c’était pour Mattel. Je lui ai alors dit tout ce que je pensais à l’encontre des dirigeants de Mattel. J’ai dit à quel point j’étais choqué de voir qu’ils vendaient ma Lilli sous le nom de Barbie et que j’allais les poursuivre en justice sur les droits de licence."
“Peu après quatre hommes de Mattel se sont présentés chez moi, sans même avoir pris un rendez-vous. Je leur ai dit que normalement si quelqu’un se présente ainsi sans rendez-vous, je ne le reçois pas, mais ils ont répondu qu’ils étaient là pour faire la paix et qu’ils étaient venus pour acheter les droits sur Lilli.
“Ils ont aussi affirmé qu’ils avaient seulement vendu des quantités infimes de Barbie, ce que je n’ ai pas cru un instant, mais je ne pouvais rien prouver. J’étais en tous cas bien loin de me douter de la notoriété de la poupée en Amérique." ( en fait, deux ans plus tôt, quelque 351,000 poupées Barbie avaient été vendues aux US, selon Mme Hanquez-Maincent, qui tient cette information d’un rapport officiel de Mattel Allemagne)
“Les hommes m’ont demandé d’aller à Frankfort pour continuer les négociations avec une personne plus habilitée qu’eux. J’ai pris l’avion pour Frankfort quelques jours plus tard. Mais quand je suis arrivé, il n’y avait pas d’interprète. J’ai refusé de négocier avec quelqu’un qui ne comprenait même pas ce que je disais et ils ont fini par trouver quelqu’un. Ensuite ils ont apporté un contrat dèja préparé par eux, prêt à être signé, mais il était rédigé en anglais et je ne pouvais pas le comprendre correctement. Bien sûr, j’ai refusé de signer."
“Nous avons passé toute la journée en négociations. Je demandais 1 pour cent sur les bénéfices de vente, mais ils voulaient que je cède tous les droits pour une somme globale. A cinq heures trente nous étions encore en train de discuter lorsque l’interprète a dit qu’elle devait rentrer chez elle dans dix minutes. J’ai vendu tous les droits. Si j’avais su dans quelles proportions Barbie était vendue au US, je n’aurais jamais accepté de céder ainsi des droits sur ma poupée."
"Si je n'avais pas créé Lilli, il n'y aurait jamais eu de
Barbie."
Hausser vendit donc l’exclusivité mondiale de ses droits pour une somme globale de DM 69,500, environ FF 200,000 au change d’aujourd’hui ( $ 140,000). Bien que ce montant n’était pas négligeable en 1964, il représente une fraction de ce que Hausser aurait gagné si Mattel avait accepté le pourcentage initialement réclamé par Rolf.
Les conséquences de cette signature ne se firent pas attendre: O&M Hausser allait vite être acculée à la faillite. Privée de Lilli qui était devenue son produit-phare et lsa principale source de revenus, la compagnie dut subir un énorme manque à gagner et commença à accumuler des dettes. Le paiement de Mattel fut totalement insuffisant pour sauver la compagnie. Elle fut liquidée, seulement quelques mois après la signature du contrat et Rolf Hausser fut déclaré en banqueroute. Il affirme qu’il lui fallut vingt années pour payer toutes ses dettes.
Il est toujours en colère qu’on ait pu le persuader de céder tous ses droits, mais reconnait aussi que s’il ne les avait pas cédés, la concurrence de Barbie aurait sûrement porté préjudice aux ventes de Lilli.
“Je ne peux pas dire que Mattel m’a ruiné intentionnellement. Mais je reste persuadé qu’indirectement ils sont responsables du fait que j’ai tout perdu.”
Un porte-parole de chez Mattel réfute toute accusation: “De notre point de vue, tout ceci a été réglé il y a 35 ans, à la satisfaction des deux parties. Si Mr Hausser a des objections, il devrait s’adresser à nous.“
Mais ceci ne suffit pas pour Hausser. “J’ai ressenti à l’époque qu’on m’avait volé ma Lilli et c’est ce que je ressens encore. Je n’étais qu’un petit fabriquant de jouets allemand sans aucun pouvoir.”
“Cette année-là j’ai dû fermer la compagnie. Nous avons tout perdu. Je n’ai pas pu travailler pendant vingt ans, parce que tout l’argent que j’aurais gagné aurait été directement à mes débiteurs. J’ai finalement payé toutes mes dettes en 1982, mais alors j’avais plus de 70 dix ans et c’était trop tard pour me lancer dans une autre carrière."
“Mais ce qui me met si en colère, tellement en colère que je ne peux même pas l’exprimer avec des mots, c’est que jamais personne n’a reconnu que c’est moi qui ai inspiré Barbie. Pour les 40 ans de Barbie, Mattel a fait un battage énorme, mais ma participation à son histoire a tout simplement été éliminée.“ Il se penche vers moi en disant cela, des larmes dans les yeux. De l’autre coté de la table, sa femme acquiesce doucement, le visage. bouleversé. Elle a vécu tout cela avec son mari, elle l’a entendu raconter cette histoire des centaines de fois, mais ses yeux à elle aussi sont brillants de larmes contenues.
Plus tard nous allons voir l’usine fermée, dont une partie est désormais transformée en un night-club nommé “L’Usine”, et Hausser nous montre son ancien royaume avec une telle fierté qu’on pourrait croire qu’il lui appartient encore. Mais la fierté masque sa colère et sa honte d’avoir perdu tout ce que son père lui avait légué il y a plus de 100 années.
“Si je n’avais jamais créé Lilli, il n’y aurait jamais eu de Barbie et je serais encore à la tête d’une des meilleures compagnies de jouets en Allemagne. A la place de cela, tout ce que mon père construit avec tant d’efforts et de difficultés s’est envolé et je ne suis rien.”