De Lilli à Barbie
Lilli tient une place significative dans l'histoire des poupées de mode et de l'industrie du jouet. Il est particulièrement ironique de constater qu'une poupée inspirée par un personnage de prostituée -car c'est bien de cela qu'il s'agit, au de la du charme infini et de l'humour des dessins de Beuthien- a servi de matrice pour créer la poupée pour petites filles qui allait devenir la plus populaire au monde.. Même si, dès 1958 il existait déjà un grand choix de grandes poupées commerciales dont certaines grandeur nature comme Patty Play Pal et Betsy McCall etc, et qu'il existait toute une offre de poupées mannequins de diverses tailles avec des variations sociales divers, la poupée de modes à la taille élancée n'avait pas d'équivalent et elle allait faire une entrée fracassante.
Sans entrer plus loin sur la soi-disant "acquisition de droits" sur la Bild Lilli -"un accord contractuel pour les droits de Lilli" selon Beverly Cannaby, alors directrices licences pour Mattel (Barbie News Network Magazine, vol 2, N°4). le vrai changement intervint au niveau de la personnalité de Barbie. En effet, même si elle a été légèrement - et j'insiste sur le mot légèrement- ajustée au niveau du visage pour le marché américain, Barbie allait projeter une personnalité radicalement différente de celle de Lilli. Ce changement est l'oeuvre de Jack Ryan, star du marketing et co-oordinateur pour Mattel Tpys (et dont l'auteure pré-citée avait signé l'éloge funèbre dans le London Standard) et qui avait conçu le marqueting initial de Barbie aux USA.
Les ajustements d'ordre technique sur la poupée Lilli consistèrent à enlever ses boucles d'oreilles en forme de fleur, qui étaient directement moulées sur ses oreilles, et à abandonner le principe de ses chaussures moulées. Dans un article paru sur la toile, Ms Cannaby aurait affirmé que les "tétons" de Lilli avaient été rabotés avec un couteau de l'armée suisse, ce qui est bien sûr un ragot car Lilli n'eut jamais une poitrine précise au point d'avoir des tétons. La couleur et la forme des lèvres changea, parce que la mode aussi avait changé. Enfin, la construction de la tête de Lilli, en plastique dur séparé en deux parties pour y incorporer la chevelure en mohair fut abandonné au profit d'une tête en vinyle avec des cheveux implantés, sans "spit curl" -accroche coeur- sur le front au profit d'un front garni de mèches ou d'une frange, très Gidget.
Tout le reste était identique. En examinant des prototypes de Barbie pré-production, (lesquels n'étaient pas réalisés en injection comme le produit final et donc ne portaient pas encore de marques, tout comme Lilli, rendant la similitude encore plus évidente) on constate qu'il y eut une volonté d'améliorer la construction de la poupée Lilli. Si son principe d'articulation a été conservé, en revanche son système d'assemblage par élastique, sûrement jugé obsolète et plus fragile, fut abandonné, pour une articulation de pièces encastrées rendue possible par un vinyle à injection de grande qualité.
Conforme en tous points aux goûts de la classe moyenne.
Barbie allait aussi développer une garde-robe plus précisément inspirée de la haute couture. c'est à dire presque copiée-collée de modèles français ou italiens (dans leurs adaptations industrielles cela va de soi) inclus çà et là dans une garde robe représentative du style de vie classe moyenne de Barbie. Moins provocants, et selon la réclame "entièrement doublés", les tenues de Barbie adoucissaient son aspect déesse un tantinet garce glaciale (description de sa personnalité par un collectionneur) qu'elle avait gardé,malgré ses retouches cosmétiques, de son incarnation allemande. Froide et presque distante à ses débuts, Barbie fut présentée avec ce que les designers de Mattel, selon Ruth Handler, la femme qui rapporta Lilli d'Allemagne dans sa valise, une expression "vide", "afin que les petites filles puissent projeter leurs rêves sur la poupée". Quand on pense que son intention initiale était une fille qui passe de bar en bar, cela laisse songeur sur la culture américaine. Cela ne peut sûrement pas impliquer que les petites filles américaines rêvaient de devenir des call girls élancées à belles poitrines, bien sûr que non.
A ses débuts, la garde-robe de Barbie oscillait entre des copies de la mode de Paris et des variations adaptées à la mode américaine des classes moyennes. Elle allait finalement s'exprimer pleinement dans une niche bien spécifique du goût commun, partagé par le plus grand nombre, avec ce coté adolescent tout entier résumé par l'expression "Gee, Mom!"( Mince, M'man!). L'idée était que chaque personne de la classe moyenne devait trouver dans cette garde robe quelque chose à son goût. Quelques tenues étaient plus orientées mode, d'autres exprimaient simplement le "bon goût" de l'époque et enfin le reste représentait des tenues spécifiquement adolescentes, liées aux sports, au loisirs, à l'école ou encore la vie à la maison.
L'ensemble "Barbie Ensemble Pak's complete high fashion outfits” vers 1965 comptait toute une série de venues reflétant les tendances de la haute couture, mais la plupart des autres tenues ressemblait à du prêt à porter typiquement américain. Shelley Winters, épouse de Mr Humbert-Humbert, le professeur et beau -père ambigu du Lolita de Stantley Kubrick vient aussitôt à l'esprit…ainsi que le "Camp Climax for Girls", le camp de vacances où on envoie cette petite dévergondée de Lolita. Et pourtant, ce savant équilibre de choix dans sa panoplie ne changea pas grand chose au coté paradoxal du message incorporant à la fois l'image d'une femme dure et d'une adolescente étudiante, qui toutes deux se partagent sans états d'âme la même garde-robe. Jusqu'en 1967, Barbie concevra son "Iceberg look", cet air froid et distant, qui perdura en dépit de plusieurs adaptations et changements d'ordre capillaire, perruques comprises.
"Hong Kong" Lilli
Pendant ce temps-là, la poupée "Bild" Lilli continuait à être fabriquée à Hong Kong, probablement par Dura-Fam, Ltd (ces poupées Lilli furent tout d'abord estampillées Hong Kong avec un "F" dans un carré).
Plus tard, elles furent fabriquées par Fab-Lu, Ltd, toujours à partir de moules de "Bild" Lilli, exactement reproduisant les mêmes détails de boucles d'oreille en forme de fleur et les chaussures moulées. Certaines étaient en plastique brillant d'assez médiocre qualité, d'autres peintes exactement comme la poupée Lilli allemande. Les arcades sourcilières varient sur ces poupées, de même que sur la plus grande version, qui existe avec ou sans marques, ou avec des variations d'inscription "Made in Hong Kong". Celles-ci furent mises sur le marché apparemment par la compagnie Chang-Pi Su, qui les distribua sous le nom de "Cherie", dans une boite bleue pâle en carton avec un dessus en cellophane. La version identique en petite taille a été trouvée aussi dans une boite similaire, mais en carton rouge marquée “The Fashion Model” et “Made In The British Colony Of Hong Kong” avec l'étiquette de prix de 88 cents des magasins Sprouse-Reitz. Cette version a été trouvée portant une robe à rayures rouges et noires ressemblant à la tenue “Cotton Casual”de Barbie.
L'expression de ces poupées, peintes en production de masse, prirent souvent des airs étranges, avec des lèvres pincées alliées à des arcades sourcilières exagérément arquées, leur donnant une personnalité extrême et un air passablement ennuyé. Là où la poupée Bild Lilli eut en certaines occasions des variations de couleurs de chevelures tels que henné, noir de jais, auburn foncé ou brun qui paraissent très chic en comparaison, la version Hong Kong Lilli ont eut les même mais version plus plus, dans des tons criards et même un étrange marron gris qui ressemble à celui des vieux journaux. Il y eut encore une teinte de blond qui est cet affreux maronnasse, qui, une fois décoloré, devient un jaune paille à nuances inavouables qui évoque les pires sévices de coiffeur de quartier. Fabuleux pour tout collectionneur aujourd'hui, cela va de soi!
Notre Fraulein qui était dans sa version originale en plastique solide peint d'un joli ton de peau tirant sur un orange radieux devint, dans sa version produite en masse, quelque peu plus mince, dans un plastique plus léger et une "peau" plus diaphane. Elle semblait, comme l'attitude qu'elle projetait, bien plus fragile.. C'était une poupée bon marché, ne l'oublions pas. Et bien sûr, elle n'avait pas son journal quotidien de ses années Bild, et on ne pouvait pas se consoler en découpant ses petites bandes dessinées, car cela aussi n'existait plus. Das ist Leben, c'est la vie !
A la fin, c'est la si inspirante Lilli qui allait tirer sa révérence et disparaître du marché. Peut-être pour aller chercher un nouveau job dans les petites annonces de son propre Bild miniature. Ou peut-être même changer de "profession" et en finir avec sa réputation sulfureuse de reine des bars puisqu'elle s'est retrouvée ailleurs sous une autre identité nommée Barbie, après avoir été emmenée aux Etats Unis, presque comme une clandestine…De temps en temps encore allait apparaître une autre poupée "mystère" avec des talons hauts moulés et bien d'autres versions scandaleusement bon marché aux noms variés tels que Mitzi, Babette (certaines avec leurs soutien-gorge en dentelle et gaine moulés!) dans leur sachet en cellophane tous aussi ressemblants à des emballage mortuaires. Pâles copies bon marché de Lilli ou non, ces filles bon marché restent comme autant de satellites gravitant pour toujours autour de la planète Barbie, comme un constat amer de l'origine de Barbie si officiellement occultée ou niée par Mattel.
Les poupées regroupées sous l'appellation "Hong Kong" Lilli, dédaignées pendant longtemps par les collectionneurs et considérées à tort comme de mauvaises copies de Bild Lilli ont été trouvées portant d'authentiques tenues de Lilli, conformes dans les moindres détails si ce n'est celui des boutons-pression. Ceux utilisés sur les vêtements de Lilli sont des boutons typiques de des années 50, alors que ceux de Hong Kong Lilli sont marqués PYRM, utilisés de façon générale par la compagnie Maar pour tous leurs vêtements de poupées, et on les trouvera aussi par exemple sur ceux des poupées Sasha fabriquées par Gotz. Ceux qu'on trouve sur les "Hong Kong" Lilli sont le plus souvent les plus communs en métal argenté, comme ceux des tenues de Barbie, d'autres sont émaillés comme les PYRM. Ils sont beaucoup plus rares et on ne les trouve presque qu'en Europe.
A coté des "Bild" Lilli classiques, j'ai acquis un certain nombre de "Hong Kong" Lilli que j'ai pu trouver - avant internet- en Autriche et en Allemagne. Certaines sont identiques à la poupée allemande, avec une nuance de peau d'un rose médium très proche de celui de Bild Lilli, à la différence qu'elles portent, moulée dans le plastique, la mention “made in Hong Kong” suivie d'un U inversé. Ceci me conduit à penser que peut-être "Bild" Lilli, qui a été de façon notoire fabriquée en Allemagne jusqu'en 1961 avec près de 80 tenues disponibles cette année-là, a peut être continué à être fabriquée à Hong Kong par Fab-Lu (ou une autre compagnie indépendante comme Dura-Fam Ltd etc) pour le compte des fabricants d'Elastolin, ceci dans le but d'une commercialisation à plus grande échelle. Mis devant l'échec commercial de cette tentative, la petite compagnie qui se débattait dans des problèmes légaux avec Mattel Toys a peut être vendu son modèle aux compagnies pré-citées qui en ont disposé à leur guise.
Peut-être , comme cela est évoqué dans l'interview de Rolf Hausser (voir article dans MODE), Lilli a peut être tout simplement été volée et copiée sur toute la ligne par des fabricants plus ou moins scrupuleux. Comme tout ceci est devenu obscur avec le temps, il est après tout bien possible que ce soit la crue et triste vérité.